Soulages est un peintre à la notoriété internationale qui se découvre d'abord à travers le musée qui lui a été consacré dans sa ville natale de Rodez, magnifique réalisation d'un cabinet d'architecture catalan, RCR. Sa notoriété est fondée sur ses recherches d'une « peinture autre » qu'il a appelé outre-noir et que d'autres préfèrent intituler « noir-lumière » ainsi que sur la création des vitraux de l'abbaye de Conques. Ces trois aspects le mettent en résonance avec l'effroi de notre temps et la profondeur des mythes.

Le cabinet d'architectes RCR a conçu un musée qui s'harmonise étonnamment avec l'œuvre du peintre. Le bâtiment évite la monumentalité et les audaces tapageuses de trop de musées modernes. Il s'inscrit avec discrétion et élégance dans le site du Foirail au cœur de Rodez, à deux pas de la cathédrale Notre-Dame. Les architectes ont posé quatre parallélépipèdes en porte-à-faux sur la pente qui descend vivement vers la vallée. Les volumes sont recouverts d'une superbe peau d'acier cortène dont la couleur grise et rouille se marie avec le gré rose-ocre de la cathédrale qui surplombe la ville. Une couleur qui évoque immanquablement les dégradations et l'usure du temps industriel qui a forgé les grandes villes de l'Aveyron et notre civilisation depuis le XIXe siècle. Une couleur qui n'est pas sans rappeler les broux de noix du peintre. Dans le même temps le porte-à-faux du bâtiment nous met devant un possible basculement, un vaste glissement de terrain qui emporterait les parallélépipèdes, à la manière de gigantesques rochers accrochés à leur montagne, dans les profondeurs de la vallée aveyronnaise. Surprise totale, à l'intérieur RCR a inversé les codes dominants de la muséologie depuis 50 ans : les salles qui accueillent les toiles « outre-noir » ne sont ni blanches, ni particulièrement lumineuses. Bien au contraire les architectes ont privilégié des revêtements anthracites et sombres, sans lumière zénithale, comme pour faire « L'éloge de l'ombre » à la manière de J.Tanizaki. Dans cet inhabituel écrin les toiles vivent leur vie de lumière. Étrange paradoxe.

Né le 24 décembre 1919, Pierre Soulages est mort en octobre 2022. Évènement rarissime, il a eu droit à un hommage national dans la cour du Louvre à l'égal de Georges Braque et Marc Chagall. Dans les premières périodes de sa vie artistique, Soulages a beaucoup peint et gravé en utilisant des couleurs sombres, noirs et brun, parfois assorties de touches bleue ou rouge. Il est proche alors de Hans Hartung. C'est à l'hiver 1979 que sa recherche picturale bascule. Découragé par une toile sur laquelle il a travaillé des heures avec son pot de couleur noir, il se convainc que « je suis en train de faire autre chose » et il va se coucher. Le lendemain, « je me suis aperçu que je ne travaillais plus avec du noir mais avec la lumière reflétée par le noir ». « Le noir avait tout envahi, à tel point que c'était comme s'il n'existait plus ». Une quête au-delà du noir. On ne sera pas étonné que Pierre Soulages soit né au creux le plus obscur de l'hiver. Où est la lumière ? Que recèle l'obscur absolu ? « De chaos naquit Erèbe, l'abîme, et Nyx, la nuit toute noire. De Nuit naquit Feu d'en-haut et Héméra, Lumière du jour. » (Hésiode, la Théogonie).

Quand l'on pénètre dans les salles conçues pour accueillir les « outre-noirs », le visiteur est pris par un recueillement presque cryptique et aussi une réelle désorientation, voire désappointement : œuvres étranges, monocolores, sombres assurément mais striées où la dense matière picturale est creusée, sillonnée, scarifiées ne laissant rien surgir sinon une monochromie ennuyeuse et répétitive. Les toiles, au premier abord, toutes se ressemblent. Il faut revenir à cette étrange recherche même si  c'est pour l'amour d'un bâtiment dépouillé, plein de détails et de rigueur technique, ce qui n'est pas sans rapport avec les expériences picturales et verrières de Soulages . Là, au milieu des salles, dans la pénombre, le regard se met à fouiller les outre-noirs tout à la fois lassants, séduisants et mystérieux. Le visiteur doit bouger, se déplacer d'une œuvre à l'autre mais surtout s'éloigner, se rapprocher ou s'écarter devant une même toile. Advient alors un improbable : parmi les sillons horizontaux ou diagonaux s'anime un reflet changeant jouet de l'éclairage et de notre œil , un reflet qui anime la toile et y dévoile ce que Soulages appelle « une lumière picturale ». « Dès cette époque (l'enfance) ce n'est pas le noir qui comptait pour moi mais le blanc et plus précisément la lumière ». De la matière la plus opaque jaillit une lumière dansante. La mythologie ré-inventée dans le langage moderne de l'abstraction. Peut-être « une icône barbare » (Lydie Dattas).

C'est la même recherche qu'il tente quand on lui propose de réaliser les vitraux de l'abbatiale de Conques. Magnifique vaisseau de l'art roman non loin de Rodez, qui, à 14 ans, lors d'une visite de classe, détermina sa vocation artistique définitive. À nouveau il travaille sans répit la matière : de très nombreuses expériences pendant plusieurs années ininterrompues lui permettent d'inventer littéralement un vitrail blanc translucide composé de grains de verre aggloméré et de verre cristallisé. La matière donne un vitrail d'une extrême sobriété, sans coloration, et qui anime la pierre de l'édifice en lui rendant des tons et des colorations variables au gré des heures, des jours et des saisons comme les photos en font foi.

Et encore. Dans son travail, rare mais très important, de graveur il accorde au papier toute son importance : ce n'est pas pour lui un simple support mais partie intégrante de l'œuvre où la blancheur contraste avec les parties encrées. Il a utilisé diverses techniques et cependant privilégié l'aquatinte où les plaques de cuivre sont recouvertes d'acide qui attaque la matière métallique. Contrairement à d'autres artistes il laissait le liquide ronger et perforer la plaque de métal sans la graver. Les matières ici interagissent sans l'intervention de l'artiste. Au moment de l'ancrage puis du laminage par la presse la plaque laissait intacte de larges vues de papier : « le trou que j'avais fait laissait apparaître du papier blanc, mais ce n'était plus le même blanc... il paraissait encore plus blanc ».

Nous nous sommes habitués à ne voir dans la matière, les divers matériaux, que de l'inerte, bon à être modelé selon nos convenances, nos usages, nos objectifs fussent-ils artistiques. Pour Soulages au contraire la matière est le lieu même d'un dialogue répété avec la lumière qui la traverse ou y rebondit et la fait ainsi vibrer selon des lois mystérieuses et toujours changeantes. La matière capte et traduit la lumière. L'obscur est inséparable de la clarté. L'artiste est ce chercheur et ce porte-parole qui tente de le traduire.

Lydie Dattas parle de Soulages comme « du seul prophète de l'histoire de la peinture ». Il œuvre au mystère d'une rencontre. Si le mythe répond Nyx et Héméra, Soulages pour sa part arrache au goudron les traces d'une origine silencieuse inscrite dans les matériaux. Origine spirituelle. Enfant d'un ratage aussi. Or il n'y a plus de Dieu dans nos cathédrales, à Notre-Dame de Rodez comme ailleurs : il y a des touristes. La foi déserte les lieux autrefois sacrés qui ne sont plus que du patrimoine à entretenir et deviennent pour les visiteurs de jolis édifices devant lesquels on se laisse photographier. A Conques, Soulages tente une opération quasi chirurgicale, pour extraire et mettre à jour une beauté et une profondeur, un relief et une vibration qui étaient jusque-là invisibles. Ses vitraux changent notre regard sur l'antique église. Ils ont remplacé, au grand désarroi d'une partie du public, des vitraux colorés qui animaient des personnages bibliques et catéchisaient fidèles et visiteurs, coloraient les parois et la pierre, tentant d'éveiller le fidèle à la splendeur du monde et à l'actualité de l'incarnation. Désormais le discours ecclésial et théologique est remplacé par un vitrail translucide qui nous oblige à chercher dans l'observation attentive de la réfraction et de la coloration sur les piliers, les murs et les voûtes une présence qui n'est pas un simple amas de blocs agencés. Nous sommes confrontés à une œuvre, l'outre-noir, ou une situation, la nef de Sainte Foy de Conques, sans image, où plus rien ne nous guide extérieurement. Nous sommes directement face à la question de la matière : papier, plaque de cuivre, verre, pierre, peinture noire. Cette question est celle-là même de l'occident. En ce sens là nous pouvons comprendre Lydie Dattas. Peut-être pas « le seul » prophète cependant.

Enfermé dans la technique, la fabrication et l'objet, le monde humain que nous avons créé est  largement dépourvu de toute vibration lumineuse, c'est-à-dire spirituelle, que Soulages tente lui de manifester. Le moment actuel, doit-on insister, témoigne de la montée de l'absurde et des ténèbres, de l'effondrement et de la mort. Aucun peuple n'est épargné. Nulle région n'est indemne. Une terrible désespérance s'abat sur les populations du monde et particulièrement la jeunesse. La question, désormais universelle, se trouve sous nos yeux : peut-on encore dans l'Erèbe et la Nuit actuelle faire surgir le Jour ? De l'absurde et de l'informe peut-on voir émerger une nouvelle conscience ? Du noir de la toile peut-on faire surgir une lumière :  un « noir-lumière » ?

Frédéric Delarge

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