Ouistreham

Ouistreham. Un nom qui évoque d’emblée l’un des forts moments de la Deuxième Guerre mondiale, l’un des hauts lieux du Débarquement de Normandie où périrent tant de jeunes soldats le 6 juin 1944. Plus récemment, la ville est devenue synonyme de voie de passage pour les migrants qui rêvent de gagner l’Angleterre.

Triste ressac du temps qui voit les radeaux d’infortune succéder aux barges de débarquement.

Ouistreham, la petite commune du Calvados fait à nouveau l’actualité avec la sortie du film éponyme d’Emmanuel Carrère adapté du livre de Florence Aubenas, « Le Quai de Ouistreham » paru en 2010. Dans son ouvrage, l’ancienne otage et grand reporter avait tenté de saisir au plus près la réalité sociale de la crise en s’immergeant pendant six mois dans le quotidien d'une travailleuse précaire.

Sorti début janvier, le film de Carrère reprend le sujet de Florence Aubenas en l’approfondissant, en le rendant plus universel encore. Là où la journaliste-écrivaine dénonçait la violence des situations incertaines des préposées au nettoyage (4 minutes par cabine) avec le louable désir de « rendre visibles les invisibles », l’écrivain-réalisateur souligne l’impossibilité de ces femmes de sortir de leur sombre quotidien, sclérosant, étouffant, écrasant. Pour ce faire, il a eu la bonne inspiration de choisir des actrices non professionnelles, saisissantes de véracité, qui transmettent malgré elles un message de vérité : quand le réel devient trop lourd, il devient difficile de s’en extraire.

Mené par une Juliette Binoche (double de cinéma de Florence Aubenas) à la juste distance du rôle, ce film met en lumière la vie de ces femmes de l’ombre. Certains critiques l’ont qualifié « de miracle de cinéma social dans la lignée d’un Ken Loach », saluant ce «portrait des damnées du libéralisme vouées à marner sans jamais protester.» Pire, même humiliées, rabaissées, insultées, ces femmes se doivent de respecter les consignes du SBAM, violent acronyme venu de la grande distribution : Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci ! En toutes circonstances.

Dans son film, Emmanuel Carrère conte les journées fragmentées qui détruisent la vie de famille ; ces vies où l’on ne se permet pas un détour, où l’on ne prend pas le temps d’aller à la plage, où l’on ne peut pas s’arrêter de courir après quelques heures de ménages tôt le matin ou tard le soir, où le RSA ne suffit pas à remplir le frigo, où signer un CDI est un rêve inaccessible comme gagner au loto, où l’on se résigne au temps linéaire, où les cadences empêchent de penser. Pas le temps. Pas le temps de penser. Pas le temps d’être. Il n’y a alors plus de possibilité de sortir de sa condition. L’être est étouffé, écrasé par le poids du réel.

J’écoute du blues en écrivant ces lignes. Cette musique issue des champs de coton me fait faire un parallèle entre ces femmes de ménage trainant leurs seaux d’eaux sales comme un boulet et les esclaves noirs américains chantant a capella pour accompagner leurs efforts. Avec la même impossibilité de rompre les chaînes de ces travaux forcés.

Mais «Ouistreham» dit d’autres choses encore. Ce témoignage entre ethnographie et journalisme d’investigation va plus loin. Au-delà du drame social et de la dénonciation de situations précaires et de la paupérisation de certains amas urbains, cette adaptation du livre d’Aubenas — devenue une œuvre très personnelle du réalisateur — dit son attrait pour le mensonge et la duplicité « en fictionnant les états d’âme de son héroïne, coincée dans une relation qui ne peut que tourner à la trahison. » L’enquêtrice sera démasquée. Ces deux femmes que tout opposait vont se rencontrer dans une impasse commune : l’éloignement de leur être.

« T’es qui toi ? » hurle Christelle, l’amie trahie qui découvre soudainement la véritable « identité » de la journaliste. « T’es une fausse personne ! T’es pire que moi ! » poursuit-elle, se sentant humiliée. Une réaction en lien avec la fausseté de l’être. A ce moment très fort, paroxysme du film, Christelle n’est-elle pas alors plus « vraie » que l’écrivaine infiltrée ? Quelle différence entre celle qui est ensevelie sous le réel et celle qui n’a fait que le survoler ? Marianne Winckler, le personnage joué par Juliette Binoche, véritable sujet du film dans son désir inconscient de se retrouver, nous convoque dans notre rapport au sensible, dans ce temps déshumanisé.

Sans paroles, la dernière scène est des plus parlantes : sans bouger, le regard vide, agrippée à la barre du bus, Christelle repart vers son labeur quotidien. Dans la nuit, son car l’emmène sur un chemin de ténèbres, vers une vie de survie, tandis que Marianne retourne dans la lumière de Paris. Toutes deux dans la difficulté à être.

 

Raphaël Dupouy

 

  

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