[Les aventuriers de l'abstraction - Camille Laura Villet – L'Harmattan - 2020]

En 1927, il y a déjà un siècle, Brancusi intenta un procès au gouvernement des Etats-Unis car les douanes avaient assimilés ses œuvres à des produits manufacturés et non à de l'art ce qui n'impliquait pas les mêmes droits à payer. Bien évidemment la question n'était pas principalement financière mais symbolique : pouvait-on confondre une œuvre avec un produit industriel ? 1928, Brancusi gagne son procès. Les juges affirmèrent que l'on avait à faire à « des œuvres d'art moderne ».  L'abstraction était reconnue par la justice américaine mais cette reconnaissance allait en étouffer le message de libération pour le récupérer au service de la puissance montante des Etats-Unis.

Ainsi démarre ce livre extrèmement ambitieux dont le titre est trompeur : il n'envisage pas l'histoire de l'art sous un nouvel angle mais ouvre le lecteur à une nouvelle anthropologie. Car l'aventure n'est pas seulement celle des peintres et sculpteurs abstraits, que je traiterais comme l'auteur de « nouveaux chevaliers[1] », c'est l'histoire d'une humanité qui a été emportée sur le dos d'un taureau blanc immaculé, Zeus, qui a su séduire Europe. Camille Villet nous conte cette histoire qui commence avec le mythe et dont nous faisons tous partie. C'est pourquoi elle accepte de mêler au récit sa propre quête car petite et grande histoire se rejoignent. Cependant son ambition la plus haute relève d'un pari un peu « fou » : interpeller les lecteurs, qu'ils se reconnaissent par moment dans les arcanes du récit et entendent l'appel des artistes à un monde nouveau, qu'ils perçoivent leurs avancées personnelles comme leurs impasses et leurs peurs, qu'ils acceptent à leur tour de traverser leur atlantique. Mais pour atteindre une autre Amérique que celle d'entre deux guerres qui naissait alors. Car la complexité et la densité du récit où se mèlent l'histoire, la mythologie, la psychanalyse et la philosophie n'est que le reflet d'une avancée initiatique qui cherche le passage vers l'invisible et dans laquelle le lecteur peut décider de rentrer.

Que s'est-il passé ? Le procès Brancusi, apparente reconnaissance de l'art abstrait, permis d'araisonner les œuvres des artistes et les mettre au service de la visée économique et impériale de l'Amérique qui allait gagner la guerre. Même la CIA a joué le jeu en mettant des moyens pour faire émerger une série d'artistes purement américains. L'Amérique ainsi prenait la relève de l'Europe, traditionnel espace de la culture : elle ne voulait plus être considérée comme simple puissance industrielle et militaire. Ce faisant les œuvres des artistes devinrent des marchandises, très coûteuses et convoitées, que les hypers-riches et les musées accumulaient, se donnant l'apparence d'un plus d'exister. Rothko avait compris ce « jeu » quand après une commande pour le restaurant de la Seagram tower à New-York, il reprit les tableaux qu'il avait déjà peint et remboursa le commanditaire : il comprit que sa peinture ne serait pas contemplée et ne servirait qu'à gonfler l'ego des riches clients du lieu.

Or le geste des grands artistes abstraits était tout autre. L'art devait contribuer à convoquer le regard et l'intelligence des spectateurs vers un plan invisible, un par-delà la toile, afin de s'édifier véritablement, intérieurement. C'est là précisément en quoi leur geste est révolutionnaire et, en même temps, très ancien. C'est la raison d'un art abstrait : il ne devait plus y avoir une image, une représentation, qui bloquait le regard sur le sujet apparent du tableau, sa qualité ou sa beauté esthétique. Brancusi disait que « l'art est un miroir où chacun voit ce qu'il pense ». Dorénavant une peinture, une sculpture sont exécutées par l'artiste qui tente d'y imprimer son être même, tout autant que par le visiteur qui y contemple sa propre figure et y assemble ses pensées. Mais ce sont Cézanne, Monet, Brancusi, Braque, Rothko ou Pollock qui, chacun à leur manière, le convoque à l'intériorité : ce que l'on « voit » dans une œuvre c'est soi-même. Ou alors nous tombons dans la déviation grotesque du marché de l'art et nous y apercevons une liasse de dollars. Dans un long entretien intitulé « Un siècle de liberté »[2], Michel Seuphor, ami intime de Mondrian, à la question de la cote de ses œuvres  répond : « (l'argent) fait partie des avoirs fictifs, des valeurs qui en réalité ne valent rien. Les gens qui achètent reçoivent une quantité contre une quantité.(...) Les gens qui reçoivent un cadeau reçoivent une qualité. (…) Tout le commerce que l'on fait autour de cela, Mondrian y compris, fait partie de l'avoir. L'être, c'est Mondrian lui-même. C'est avec l'être qu'il faut être, pas avec les avoirs. »

L'art abstrait nous invite à une recréation : la nôtre. Et cette recréation ne peut être que permanente. « Les œuvres d'art ne sont que des esquisses de l'homme à naître » écrit Camille Villet[3]. Nous avons là le sens premier du terme poésie : la poiésis signifie création. Autrement dit l'art a un destin métaphysique, il engage l'individuation, il vise à nous libérer en tant que sujet, que « Je ». Ce n'est pas du beau décoratif qui embellit seulement l'apparent et gonfle l'orgueil. C'est un visible qui ouvre le passage à l'invisible... qui est en nous !

Revenons au mythe alors. A Europe conquise par la lumière solaire du taureau blanc. La terrienne et le Dieu. Conquise et emportée sur le dos de l'animal pour disparaître à l'horizon. Plus personne ne la revit bien que ses frères, dont Cadmos et Phoenix, partirent à sa recherche. Toucher l'union intime et absolue d'un Dieu et d'une terrienne est un impossible : c'est un point vers l'horizon qui recule. Alors à la manière de Cadmos on peut bâtir une cité royale et sainte, Thèbes, manière de conquérir la terre et tenter d'y fixer le sens et le divin et ne plus errer. N'est-ce pas ce que les européens ont pendant des siècles, avec beaucoup d'audace, de fracas et de sang, tenté de faire ? Mais les dieux ne se fixent pas. Le taureau blanc, quant à lui, est déjà très loin. La vie ne se fige pas. Pourtant Zeus reviendra à Thèbes sous la forme de Dionysos. Celui-ci est le fils de Zeus et de Sémélé... la fille de Cadmos et Harmonie. C'est donc un thébain. Camille Villet nous conte son mythe au tout début de l'ouvrage. En fait deux grands mythes distincts. Dans les deux mythes il est le dieu qui meurt et renaît, le deux fois né. Dionysos, la puissance du désir et du corps, est celui qui renverse et régénère les situations sclérosées et figées, tout comme les êtres trop ambitieux et sûr d'eux-mêmes. C'est le grand « Meurs et deviens » de Goethe. Il tuera de manière implacable Penthée son cousin, roi de Thèbes, qui ne veut pas entendre sa loi de transformation et refuse de le reconnaître fils de Zeus. Le divin est pourtant là au milieu du créé, du visible. « Le visible est un invisible élevé à l'état de mystère » dit Novalis.

Sommes-nous, nous les européens descendants d'Europe, différents de Penthée ? Dionysos, feu du désir, n'est-il pas en train d'abattre les belles constructions que nous avons orgueilleusement construites ?  Pourtant les artistes abstraits nous ont invité à retourner notre regard de toutes ces belles et puissantes réalisations vers ce lieu sans lieu où Zeus a emporté Europe, l'au-delà de la toile qui nous habite.

Lecteur, ce monde dont parle Camille Villet est aussi le nôtre. Il n'est pas aisé d'y rentrer et, comme moi, relire ce travail pourra s'avérer nécessaire pour profiter de l'épaisseur de la pensée. L'ouvrage a sûrement trente ou cinquante ans d'avance sur son époque. La question essentielle est que nous nous déterminions. Alors nous pourrons choisir quelles portes de musées traverser pour, devant les tableaux ou les sculptures, retrouver l'invitation des poètes. La chance à cet instant définitivement nous sourira.

 Frédéric Delarge

[1]Voir p.120
[2]Un siècle de libertés, Entretiens avec Alexandre Grenier, Hazan, 1996
[3]p.179

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